DE LA MÉTHODE
POUR BIEN CONDUIRE SA RAISON ET CHERCHER
LA VÉRITÉ DANS LES SCIENCES
Si ce discours semble trop long pour être lu en une fois, on le pourra distinguer en six parties. Et, en la première, on trouvera diverses considérations touchant les sciences. En la seconde, les principales règles de la méthode que lauteur a cherchée. En la troisième, quelques-unes de celles de la morale quil a tirée de cette méthode. En la quatrième, les raisons par lesquelles il prouve lexistence de Dieu et de lâme humaine, qui sont les fondements de sa métaphysique. En la cinquième, lordre des questions de physique quil a cherchées, et particulièrement lexplication des mouvements du cur et de quelques autres difficultés qui appartiennent à la médecine ; puis aussi la différence qui est entre notre âme et celle des bêtes. Et en la dernière, quelles choses il croit être requises pour aller plus avant en la recherche de la nature quil na été, et quelles raisons lont fait écrire.
§ 1-1
Le bon sens est la chose du monde la mieux partagée ; car chacun pense en être si bien pourvu [122] que ceux même qui sont les plus difficiles à contenter en toute autre chose nont point coutume den désirer plus quils en ont. En quoi il nest pas vraisemblable que tous se trompent : mais plutôt cela témoigne que la puissance de bien juger et distinguer le vrai d'avec le faux, qui est proprement ce quon nomme le bon sens ou la raison, est naturellement égale en tous les hommes ; et ainsi que la diversité de nos opinions ne vient pas de ce que les uns sont plus raisonnables que les autres, mais seulement de ce que nous conduisons nos pensées par diverses voies, et ne considérons pas les mêmes choses. Car ce nest pas assez d'avoir lesprit bon, mais le principal est de lappliquer bien . Les plus grandes âmes sont capables des plus grands vices aussi bien que des plus grandes vertus ; et ceux qui ne marchent que fort lentement peuvent avancer beaucoup davantage, sils suivent toujours le droit chemin, que ne font ceux qui courent et qui sen éloignent.
§ 1-2
Pour moi, je nai jamais présumé que mon esprit fût en rien plus parfait que ceux du commun ; même jai souvent souhaité davoir la pensée aussi prompte, ou limagination aussi nette et distincte ou la mémoire aussi ample ou aussi présente, que quelques autres. Et je ne sache point de qualités que celles-ci qui servent à la perfection de lesprit ; car pour la raison, ou le sens, dautant quelle est [123] la seule chose qui nous rend hommes et nous distingue des bêtes, je veux croire quelle est tout entière en un chacun ; et suivre en ceci lopinion commune des philosophes, qui disent quil ny a du plus et du moins quentre les accidents, et non point entre les formes ou natures des individus dune même espèce.
Mais je ne craindrai pas de dire que je pense avoir eu beaucoup d'heur de mêtre rencontré dès ma jeunesse en certains chemins qui mont conduit à des considérations et des maximes dont jai formé une méthode, par laquelle il me semble que jai moyen daugmenter par degrés ma connaissance, et de lélever peu à peu au plus haut point auquel la médiocrité de mon esprit et la courte durée de ma vie lui pourront permettre datteindre. Car jen ai déjà recueilli de tels fruits, quencore quau jugement que je fais de moi-même je tâche toujours de pencher vers le côté de la défiance plutôt que vers celui de la présomption, et que, regardant dun oeil de philosophe les diverses actions et entreprises de tous les hommes, il ny en ait quasi aucune qui ne me semble vaine et inutile, je ne laisse pas de recevoir une extrême satisfaction du progrès que je pense avoir déjà fait en la recherche de la vérité, et de concevoir de telles espérances pour lavenir, que si, entre les occupations des hommes, purement hommes, il [124] y en a quelqu'une qui soit solidement bonne et importante, jose croire que cest celle que jai choisie .
Toutefois il se peut faire que je me trompe, et ce nest peut-être quun peu de cuivre et de verre que je prends pour de lor et des diamants. Je sais combien nous sommes sujets à nous méprendre en ce qui nous touche, et combien aussi les jugements de nos amis nous doivent être suspects, lorsquils sont en notre faveur. Mais je serai bien aise de faire voir en ce discours quels sont les chemins que jai suivis , et dy représenter ma vie comme en un tableau, afin que chacun en puisse juger, et quapprenant du bruit commun les opinions quon en aura, ce soit un nouveau moyen de minstruire, que jajouterai à ceux dont jai coutume de me servir .
Ainsi mon dessein nest pas denseigner ici la méthode que chacun doit suivre pour bien conduire sa raison, mais seulement de faire voir en quelle sorte jai taché de conduire la mienne . Ceux qui se mêlent de donner des préceptes se doivent estimer plus habiles que ceux auxquels ils les donnent ; et sils manquent en la moindre chose, ils en sont blâmables. Mais, ne proposant cet écrit que comme une histoire, ou, si vous laimez mieux, que comme une fable, en laquelle, parmi quelques exemples quon peut imiter, on en trouvera [125] peut-être aussi plusieurs autres quon aura raison de ne pas suivre, jespère quil sera utile à quelques-uns sans être nuisible à personne, et que tous me sauront gré de ma franchise .
Jai été nourri aux lettres dès mon enfance ; et, pour ce quon me persuadait que par leur moyen on pouvait acquérir une connaissance claire et assurée de tout ce qui est utile à la vie, javais un extrême désir de les apprendre . Mais sitôt que jeus achevé tout ce cours détudes, au bout duquel on a coutume dêtre reçu au rang des doctes, je changeai entièrement dopinion. Car je me trouvais embarrassé de tant de doutes et derreurs, quil me semblait navoir fait autre profit, en tâchant de minstruire, sinon que javais découvert de plus en plus mon ignorance . Et néanmoins jétais en lune des plus célèbres écoles de lEurope , où je pensais quil devait y avoir de savants hommes, sil y en avait en aucun endroit de la terre. Jy avais appris tout ce que les autres y apprenaient ; et même, ne métant pas contenté des sciences quon nous enseignait, javais parcouru tous les livres traitant de celles quon estime les plus curieuses et les plus rares, qui avoient pu tomber entre mes mains. Avec cela je savais les jugements que les autres faisaient de moi ; et je ne voyais point quon mestimât inférieur à mes condisciples, bien qu'il y en eût déjà entre eux quelques-uns quon [126] destinait à remplir les places de nos maîtres. Et enfin notre siècle me semblait aussi fleurissant et aussi fertile en bons esprits quait été aucun des précédents. Ce qui me faisait prendre la liberté de juger par moi de tous les autres, et de penser quil ny avait aucune doctrine dans le monde qui fût telle quon mavait auparavant fait espérer .
Mais je croyais avoir déjà donné assez de temps aux langues, et même aussi à la lecture des livres anciens, et à leurs histoires, et à leurs fables. Car cest quasi le même de converser avec ceux des autres siècles que de voyager. Il est bon de savoir quelque chose des murs de divers peuples, afin de juger des nôtres plus sainement, et que nous ne pensions pas que tout ce qui est contre nos modes soit ridicule et contre raison, ainsi qu'ont coutume de faire ceux qui nont rien vu . Mais lorsquon emploie trop de temps à voyager, on devient enfin étranger en son pays ; et lorsquon est trop curieux des choses qui se pratiquaient aux siècles passés, on demeure ordinairement fort ignorant de celles qui se pratiquent en celui-ci . Outre que les fables font imaginer plusieurs événements comme possibles qui ne le sont point ; et que même les histoires les plus fidèles, si elles ne [128] changent ni naugmentent la valeur des choses pour les rendre plus dignes dêtre lues, au moins en omettent-elles presque toujours les plus basses et moins illustres circonstances, doù vient que le reste ne paraît pas tel quil est, et que ceux qui règlent leurs murs par les exemples quils en tirent sont sujets à tomber dans les extravagances des paladins de nos romans, et à concevoir des desseins qui passent leurs forces .
Jestimais fort léloquence, et jétais amoureux de la poésie ; mais je pensais que lune et lautre étaient des dons de lesprit plutôt que des fruits de létude. Ceux qui ont le raisonnement le plus fort, et qui digèrent le mieux leurs pensées afin de les rendre claires et intelligibles, peuvent toujours le mieux persuader ce quils proposent, encore qu'ils ne parlassent que bas-breton, et quils neussent jamais appris de rhétorique ; et ceux qui ont les inventions les plus agréables et qui les savent exprimer avec le plus dornement et de douceur, ne laisseraient pas dêtre les meilleurs poètes, encore que lart poétique leur fût inconnu .
Je me plaisais surtout aux mathématiques, à cause de la certitude et de lévidence de leurs raisons : mais je ne remarquais point encore leur vrai usage ; et, pensant quelles ne servaient quaux arts mécaniques, je métonnais de ce que leurs fondements étant si fermes et si solides, on navait rien [129] bâti dessus de plus relevé : comme au contraire je comparais les écrits des anciens païens qui traitent des murs, à des palais fort superbes et fort magnifiques qui nétaient bâtis que sur du sable et sur de la boue : ils élèvent fort haut les vertus, et les font paraître estimables par-dessus toutes les choses qui sont au monde ; mais ils nenseignent pas assez à les connaître, et souvent ce quils apprennent dun si beau nom nest quune insensibilité, ou un orgueil . ou un désespoir, ou un parricide.
Je révérais notre théologie, et prétendais autant quaucun autre à gagner le ciel : mais ayant appris, comme chose très assurée, que le chemin nen est pas moins ouvert aux plus ignorants quaux plus doctes, et que les vérités révélées qui y conduisent sont au-dessus de notre intelligence, je neusse osé les soumettre à la faiblesse de mes raisonnements ; et je pensais que, pour entreprendre de les examiner et y réussir, il était besoin davoir quelque extraordinaire assistance du ciel, et dêtre plus quhomme.
Je ne dirai rien de la philosophie, sinon que, voyant quelle a été cultivée par les plus excellents esprits qui aient vécu depuis plusieurs siècles, et que néanmoins il ne sy trouve encore aucune chose dont on ne dispute, et par conséquent qui ne soit douteuse, je navais point assez de [130] présomption pour espérer dy rencontrer mieux que les autres ; et que, considérant combien il peut y avoir de diverses opinions touchant une même matière, qui soient soutenues par des gens doctes, sans qu'il y en puisse avoir jamais plus d'une seule qui soit vraie, je réputais presque pour faux tout ce qui nétait que vraisemblable .
Puis, pour les autres sciences, dautant quelles empruntent leurs principes de la philosophie, je jugeais quon ne pouvait avoir rien bâti qui fût solide sur des fondements si peu fermes ; et ni lhonneur ni le gain quelles promettent nétaient suffisants pour me convier à les apprendre : car je ne me sentais point, grâces à Dieu, de condition qui mobligeât à faire un métier de la science pour le soulagement de ma fortune ; et, quoique je ne fisse pas profession de mépriser la gloire en cynique, je faisais néanmoins fort peu d'état de celle que je nespérais point pouvoir acquérir quà faux titres. Et enfin, pour les mauvaises doctrines, je pensais déjà connaître assez ce quelles valaient pour nêtre plus sujet à être trompé ni par les promesses dun alchimiste, ni par les prédictions dun astrologue, ni par les impostures dun magicien ni par les artifices ou la vanterie daucun de ceux qui font profession de savoir plus quils ne savent.
Cest pourquoi, sitôt que lâge me permit de sortir de la sujétion de mes précepteurs, je quittai [131] entièrement létude des lettres ; et me résolvant de ne chercher plus dautre science que celle qui se pourrait trouver en moi-même, ou bien dans le grand livre du monde, jemployai le reste de ma jeunesse à voyager, à voir des cours et des armées, à fréquenter des gens de diverses humeurs et conditions, à recueillir diverses expériences, à méprouver moi-même dans les rencontres que la fortune me proposait, et partout à faire telle réflexion sur les choses qui se présentaient que jen pusse tirer quelque profit. Car il me semblait que je pourrais rencontrer beaucoup plus de vérité dans les raisonnements que chacun fait touchant les affaires qui lui importent, et dont lévénement le doit punir bientôt après sil a mal jugé, que dans ceux que fait un homme de lettres dans son cabinet, touchant des spéculations qui ne produisent aucun effet, et qui ne lui sont dautre conséquence, sinon que peut- être il en tirera dautant plus de vanité quelles seront plus éloignées du sens commun, à cause quil aura dû employer dautant plus desprit et dartifice à tâcher de les rendre vraisemblables . Et javais toujours un extrême désir dapprendre à distinguer le vrai davec le faux, pour voir clair en mes actions, et marcher avec assurance en cette vie .
Il est vrai que pendant que je ne faisais que considérer les moeurs des autres hommes, je ny [132] trouvais guère de quoi massurer, et que jy remarquais quasi autant de diversité que javais fait auparavant entre les opinions des philosophes . En sorte que le plus grand profit que jen retirais était que, voyant plusieurs choses qui, bien qu'elles nous semblent fort extravagantes et ridicules, ne laissent pas dêtre communément reçues et approuvées par dautres grands peuples, japprenais à ne rien croire trop fermement de ce qui ne mavait été persuadé que par lexemple et par la coutume : et ainsi je me délivrais peu à peu de beaucoup d'erreurs qui peuvent offusquer notre lumière naturelle, et nous rendre moins capables dentendre raison . Mais, après que jeus employé quelques années à étudier ainsi dans le livre du monde, et à tâcher dacquérir quelque expérience, je pris un jour résolution détudier aussi en moi-même, et demployer toutes les forces de mon esprit à choisir les chemins que je devais suivre ; ce qui me réussit beaucoup mieux, ce me semble, que si je ne me fusse jamais éloigné ni de mon pays ni de mes livres .
Jétais alors en Allemagne, où loccasion des guerres qui ny sont pas encore finies mavait appelé ; et comme je retournais du couronnement de [133] lempereur vers larmée, le commencement de lhiver marrêta en un quartier où, ne trouvant aucune conversation qui me divertît, et nayant dailleurs, par bonheur, aucuns soins ni passions qui me troublassent, je demeurais tout le jour enfermé seul dans un poêle, où javais tout le loisir de mentretenir de mes pensées. Entre lesquelles lune des premières fut que je mavisai de considérer que souvent il ny a pas tant de perfection dans les ouvrages composés de plusieurs pièces, et faits de la main de divers maîtres, quen ceux auxquels un seul a travaillé . Ainsi voit-on que les bâtiments quun seul architecte a entrepris et achevés ont coutume dêtre plus beaux et mieux ordonnés que ceux que plusieurs ont tâché de raccommoder, en faisant servir de vieilles murailles qui avoient été bâties à dautres fins. Ainsi ces anciennes cités qui, nayant été au commencement que des bourgades, sont devenues par succession de temps de grandes villes, sont ordinairement si mal compassées, au prix de ces places régulières quun ingénieur trace a sa fantaisie dans une plaine, quencore que, considérant leurs édifices chacun à part, on y trouve souvent autant ou plus d'art quen ceux des autres, toutefois, à voir comme ils sont arrangés, ici un grand, là un petit, et comme ils rendent les rues courbées et inégales, on dirait que cest plutôt la fortune que la volonté de [134] quelques hommes usants de raison, qui les a ainsi disposés . Et si on considère quil y a eu néanmoins de tout temps quelques officiers qui ont eu charge de prendre garde aux bâtiments des particuliers, pour les faire servir à lornement du public, on connaîtra bien quil est malaisé, en ne travaillant que sur les ouvrages dautrui, de faire des choses fort accomplies. Ainsi je mimaginai que les peuples qui, ayant été autrefois demi-sauvages, et ne sétant civilisés que peu à peu, nont fait leurs lois quà mesure que lincommodité des crimes et des querelles les y a contraints, ne sauraient être si bien policés que ceux qui, dès le commencement quils se sont assemblés, ont observé les constitutions de quelque prudent législateur. Comme il est bien certain que létat de la vraie religion, dont Dieu seul a fait les ordonnances, doit être incomparablement mieux réglé que tous les autres. Et, pour parler des choses humaines, je crois que si Sparte a été autrefois très florissante, ce na pas été à cause de la bonté de chacune de ses lois en particulier, vu que plusieurs étaient fort étranges, et même contraires aux bonnes murs ; mais à cause que, nayant été inventées que par un seul, elles tendaient toutes à même fin. Et ainsi je pensai que les sciences des livres, au moins celles dont les raisons ne sont que probables, et qui nont aucunes démonstrations, sétant composées [135] et grossies peu à peu des opinions de plusieurs diverses personnes, ne sont point si approchantes de la vérité que les simples raisonnements que peut faire naturellement un homme de bon sens touchant les choses qui se présentent . Et ainsi encore je pensai que pourceque nous avons tous été enfants avant que dêtre hommes , et quil nous fallu longtemps être gouvernés par nos appétits et nos précepteurs, qui étaient souvent contraires les uns aux autres, et qui, ni les uns ni les autres, ne nous conseillaient peut-être pas toujours le meilleur, il est presque impossible que nos jugements soient si purs ni si solides qu'ils auraient été si nous avions eu l'usage entier de notre raison dès le point de notre naissance, et que nous n'eussions jamais été conduits que par elle .
Il est vrai que nous ne voyons point quon jette par terre toutes les maisons dune ville pour le seul dessein de les refaire dautre façon et den rendre les rues plus belles ; mais on voit bien que plusieurs font abattre les leurs, pour les rebâtir, et que même quelquefois ils y sont contraints, quand elles sont en danger de tomber delles-mêmes, et que les fondements nen sont pas bien fermes. À lexemple de quoi je me persuadai quil ny aurait véritablement point dapparence quun particulier fît dessein de réformer un état, en y changeant tout dès les fondements, et en le [136] renversant pour le redresser ; ni même aussi de réformer le corps des sciences, ou lordre établi dans les écoles pour les enseigner ; mais que, pour toutes les opinions que javais reçues jusques alors en ma créance, je ne pouvais mieux faire que dentreprendre une bonne fois de les en ôter, afin dy en remettre par après ou dautres meilleures, ou bien les mêmes lorsque je les aurais ajustées au niveau de la raison . Et je crus fermement que par ce moyen je réussirais à conduire ma vie beaucoup mieux que si je ne bâtissais que sur de vieux fondements et que je ne mappuyasse que sur les principes que je métais laissé persuader en ma jeunesse, sans avoir jamais examiné sils étaient vrais . Car, bien que je remarquasse en ceci diverses difficultés, elles nétaient point toutefois sans remède, ni comparables à celles qui se trouvent en la réformation des moindres choses qui touchent le public. Ces grands corps sont trop malaisés à relever étant abattus, ou même à retenir étant ébranlés, et leurs chutes ne peuvent être que très rudes. Puis, pour leurs imperfections, sils en ont, comme la seule diversité qui est entre eux suffit pour assurer que plusieurs en ont, lusage les a sans doute fort adoucies, et même il en a évité ou corrigé insensiblement quantité, auxquelles on ne pourrait si bien pourvoir par prudence ; et enfin elles sont quasi toujours plus supportables que ne [137] serait leur changement ; en même façon que les grands chemins, qui tournoient entre des montagnes, deviennent peu à peu si unis et si commodes, à force dêtre fréquentés, quil est beaucoup meilleur de les suivre, que dentreprendre daller plus droit, en grimpant au-dessus des rochers et descendant jusques aux bas des précipices.
Cest pourquoi je ne saurais aucunement approuver ces humeurs brouillonnes et inquiètes, qui, nétant appelées ni par leur naissance ni par leur fortune au maniement des affaires publiques, ne laissent pas dy faire toujours en idée quelque nouvelle réformation ; et si je pensais quil y eût la moindre chose en cet écrit par laquelle on me pût soupçonner de cette folie, je serais très marri de souffrir quil fût publié. Jamais mon dessein ne sest étendu plus avant que de tâcher à réformer mes propres pensées, et de bâtir dans un fonds qui est tout à moi . Que si mon ouvrage mayant assez plu, je vous en fais voir ici le modèle, ce nest pas, pour cela, que je veuille conseiller à personne de limiter. Ceux que Dieu a mieux partagés de ses grâces auront peut être des desseins plus relevés ; mais je crains bien que celui-ci ne soit déjà que trop hardi pour plusieurs. La seule résolution de se défaire de toutes les opinions quon a reçues auparavant en sa créance nest pas un exemple que chacun doive [137] suivre. Et le monde nest quasi composé que de deux sortes desprits auxquels il ne convient aucunement : à savoir de ceux qui, se croyant plus habiles quils ne sont, ne se peuvent empêcher de précipiter leurs jugements, ni avoir assez de patience pour conduire par ordre toutes leurs pensées, doù vient que, sils avoient une fois pris la liberté de douter des principes quils ont reçus, et de sécarter du chemin commun, jamais ils ne pourraient tenir le sentier quil faut prendre pour aller plus droit, et demeureraient égarés toute leur vie ; puis de ceux qui, ayant assez de raison ou de modestie pour juger quils sont moins capables de distinguer le vrai davec le faux que quelques autres par lesquels ils peuvent être instruits, doivent bien plutôt se contenter de suivre les opinions de ces autres, quen chercher eux mêmes de meilleures .
Et pour moi jaurais été sans doute du nombre de ces derniers, si je navais jamais eu quun seul maître, ou que je neusse point su les différences qui ont été de tout temps entre les opinions des plus doctes . Mais ayant appris dès le collège quon ne saurait rien imaginer de si étrange et si peu croyable, quil nait été dit par quelqu'un des philosophes ; et depuis, en voyageant , ayant reconnu que tous ceux qui ont des sentiments fort contraires aux nôtres ne sont pas pour cela [139] barbares ni sauvages, mais que plusieurs usent autant ou plus que nous de raison ; et ayant considéré combien un même homme, avec son même esprit, étant nourri dès son enfance entre des Français ou des Allemands, devient différent de ce quil serait sil avait toujours vécu entre des Chinois ou des cannibales, et comment, jusques aux modes de nos habits, la même chose qui nous a plu, il y a dix ans, et qui nous plaira peut-être encore avant dix ans, nous semble maintenant extravagante et ridicule ; en sorte que cest bien plus la coutume et lexemple qui nous persuade, quaucune connaissance certaine ; et que néanmoins la pluralité des voix nest pas une preuve qui vaille rien, pour les vérités un peu malaisées à découvrir, à cause quil est bien plus vraisemblable quun homme seul les ait rencontrées que tout un peuple ; je ne pouvais choisir personne dont les opinions me semblassent devoir être préférées à celles des autres, et je me trouvai comme contraint dentreprendre moi-même de me conduire .
Mais, comme un homme qui marche seul, et dans les ténèbres, je me résolus daller si lentement et duser de tant de circonspection en toutes choses, que si je navançais que fort peu, je me garderais bien au moins de tomber. Même je ne voulus point commencer à rejeter tout-à-fait aucune des opinions qui sétaient pu glisser autrefois en ma créance [140] sans y avoir été introduites par la raison, que je neusse auparavant employé assez de temps à faire le projet de louvrage que jentreprenais et à chercher la vraie méthode pour parvenir à la connaissance de toutes les choses dont mon esprit serait capable .
Javais un peu étudié, étant plus jeune, entre les parties de la philosophie, à la logique, et, entre les mathématiques, à lanalyse des géomètres et à lalgèbre, trois arts ou sciences qui semblaient devoir contribuer quelque chose à mon dessein. Mais, en les examinant, je pris garde que, pour la logique, ses syllogismes et la plupart de ses autres instructions servent plutôt à expliquer à autrui les choses quon sait, ou même, comme lart de Lulle, à parler sans jugement de celles quon ignore, quà les apprendre ; et bien qu'elle contienne en effet beaucoup de préceptes très vrais et très bons, il y en a toutefois tant dautres mêlés parmi, qui sont ou nuisibles ou superflus quil est presque aussi malaisé de les en séparer, que de tirer une Diane ou une Minerve hors dun bloc de marbre qui nest point encore ébauché. Puis, pour lanalyse des anciens et lalgèbre des modernes, outre qu'elles ne sétendent quà des matières fort abstraites, et qui ne semblent daucun usage, la première est toujours si astreinte à la considération des figures, quelle ne peut [141] exercer lentendement sans fatiguer beaucoup limagination ; et lon sest tellement assujetti en la dernière à certaines règles et à certains chiffres, quon en a fait un art confus et obscur qui embarrasse lesprit, au lieu dune science qui le cultive. Ce qui fut cause que je pensai quil fallait chercher quelque autre méthode, qui, comprenant les avantages de ces trois, fût exempte de leurs défauts . Et comme la multitude des lois fournit souvent des excuses aux vices, en sorte quun étal est bien mieux réglé lorsque, nen ayant que fort peut, elles y sont fort étroitement observées ; ainsi, au lieu de ce grand nombre de préceptes dont la logique est composée , je crus que jaurais assez des quatre suivants, pourvu que je prisse une ferme et constante résolution de ne manquer pas une seule fois a les observer .
Le premier était de ne recevoir jamais aucune chose pour vraie que je ne la connusse évidemment être telle ; c'est-à-dire, déviter soigneusement la précipitation et la prévention, et de ne comprendre rien de plus en mes jugements que ce qui se présenterait si clairement et si distinctement à mon esprit, que je neusse aucune occasion de le mettre en doute.
Le second, de diviser chacune des difficultés que jexaminerais, en autant de parcelles quil se pourrait, et quil serait requis pour les mieux résoudre . [142]
Le troisième, de conduire par ordre mes pensées, en commençant par les objets les plus simples et les plus aisés à connaître, pour monter peu à peu comme par degrés jusques à la connaissance des plus composés , et supposant même de lordre entre ceux qui ne se précèdent point naturellement les uns les autres .
Et le dernier, de faire partout des dénombrements si entiers et des revues si générales, que je fusse assuré de ne rien omettre .
Ces longues chaînes de raisons, toutes simples et faciles, dont les géomètres ont coutume de se servir pour parvenir à leurs plus difficiles démonstrations, mavaient donné occasion de mimaginer que toutes les choses qui peuvent tomber sous la connaissance des hommes sentresuivent en même façon , et que, pourvu seulement qu'on s'abstienne d'en recevoir aucune pour vraie qui ne le soit, et qu'on garde toujours l'ordre qu'il faut pour les déduire les unes des autres, il n'y en peut avoir de si éloignées auxquelles enfin on ne parvienne, ni de si cachées qu'on ne découvre . Et je ne fus pas beaucoup en peine de chercher par lesquelles il était besoin de commencer : car je savais déjà que cétait par les plus simples et les plus aisées à connaître ; et, considérant qu'entre tous ceux qui ont ci-devant recherché la vérité dans les sciences, il ny a eu que les seuls mathématiciens qui ont pu [143] trouver quelques démonstrations, c'est-à-dire quelques raisons certaines et évidentes, je ne doutais point que ce ne fût par les mêmes qu'ils ont examinées; bien que je nen espérasse aucune autre utilité, sinon quelles accoutumeraient mon esprit à se repaître de vérités, et ne se contenter point de fausses raisons . Mais je neus pas dessein pour cela de tâcher dapprendre toutes ces sciences particulières quon nomme communément mathématiques ; et voyant quencore que leurs objets soient différents elles ne laissent pas de saccorder toutes, en ce quelles ny considèrent autre chose que les divers rapports ou proportions qui sy trouvent, je pensai quil valait mieux que jexaminasse seulement ces proportions en général, et sans les supposer que dans les sujets qui serviraient à men rendre la connaissance plus aisée, même aussi sans les y astreindre aucunement, afin de les pouvoir dautant mieux appliquer après à tous les autres auxquels elles conviendraient. Puis, ayant pris garde que pour les connaître jaurais quelquefois besoin de les considérer chacune en particulier, et quelquefois seulement de les retenir, ou de les comprendre plusieurs ensemble, je pensai que, pour les considérer mieux en particulier, je les devais supposer en des lignes, à cause que je ne trouvais rien de plus simple, ni que je pusse plus distinctement représenter à mon imagination [144] et à mes sens ; mais que, pour les retenir, ou les comprendre plusieurs ensemble, il fallait que je les expliquasse par quelques chiffres les plus courts quil serait possible ; et que, par ce moyen, jemprunterais tout le meilleur de lanalyse géométrique et de lalgèbre, et corrigerais tous les défauts de lune par lautre.
Comme en effet jose dire que lexacte observation de ce peu de préceptes que javais choisis me donna telle facilité à démêler toutes les questions auxquelles ces deux sciences sétendent, quen deux ou trois mois que jemployai à les examiner, ayant commencé par les plus simples et plus générales, et chaque vérité que je trouvais étant une règle qui me servait après à en trouver d'autres, non seulement je vins à bout de plusieurs que j'avais jugées autrefois très difficiles, mais il me sembla aussi vers la fin que je pouvais déterminer, en celles même que j'ignorais, par quels moyens et jusqu'où il était possible de les résoudre. En quoi je ne vous paraîtrai peut-être pas être fort vain, si vous considérez que, ny ayant quune vérité de chaque chose, quiconque la trouve en sait autant qu'on en peut savoir ; et que, par exemple, un enfant instruit en larithmétique, ayant fait une addition suivant ses règles, se peut assurer davoir trouvé, touchant la somme quil examinait, tout ce que lesprit humain [145] saurait trouver : car enfin la méthode qui enseigne à suivre le vrai ordre, et à dénombrer exactement toutes les circonstances de ce quon cherche, contient tout ce qui donne de la certitude aux règles darithmétique.
Mais ce qui me contentait le plus de cette méthode était que par elle jétais assuré duser en tout de ma raison, sinon parfaitement, au moins le mieux qui fût en mon pouvoir : outre que je sentais, en la pratiquant, que mon esprit saccoutumait peu à peu à concevoir plus nettement et plus distinctement ses objets ; et que, ne layant point assujettie à aucune matière particulière, je me promettais de lappliquer aussi utilement aux difficultés des autres sciences que javais fait à celles de lalgèbre. Non que pour cela josasse entreprendre dabord dexaminer toutes celles qui se présenteraient, car cela même eût été contraire à lordre quelle prescrit : mais, ayant pris garde que leurs principes devaient tous être empruntés de la philosophie, en laquelle je nen trouvais point encore de certains, je pensai quil fallait avant tout que je tâchasse dy en établir ; et que, cela étant la chose du monde la plus importante, et où la précipitation et la prévention étaient le plus à craindre, je ne devais point entreprendre den venir à bout que je neusse atteint un âge bien plus mûr que celui de vingt-trois ans que javais alors, et que je neusse [146] auparavant employé beaucoup de temps à my préparer, tant en déracinant de mon esprit toutes les mauvaises opinions que jy avais reçues avant ce temps-là, quen faisant amas de plusieurs expériences, pour être après la matière de mes raisonnements, et en mexerçant toujours en la méthode que je métais prescrite, afin de my affermir de plus en plus.
§ 3-1
Et enfin, comme ce n'est pas assez, avant de commencer à rebâtir le logis où lon demeure, que de l'abattre, et de faire provision de matériaux et d'architectes, ou s'exercer soi-même à l'architecture, et outre cela d'en avoir soigneusement tracé de dessin, mais qu'il faut aussi s'être pourvu de quelque autre où lon puisse être logé commodément pendant le temps quon y travaillera ; ainsi, afin que je ne demeurasse point irrésolu en mes actions, pendant que la raison mobligerait de lêtre en mes jugements, et que je ne laissasse pas de vivre dès lors le plus heureusement que je pourrais, je me formai une morale par provision, qui ne consistait quen trois ou quatre maximes dont je veux bien vous faire part.
La première était dobéir aux lois et aux coutumes de mon pays, retenant constamment la [147] religion en laquelle Dieu ma fait la grâce dêtre instruit dès mon enfance, et me gouvernant en toute autre chose suivant les opinions les plus modérées et les plus éloignées de lexcès qui fussent communément reçues en pratique par les mieux sensés de ceux avec lesquels jaurais à vivre. Car, commençant dès lors à ne compter pour rien les miennes propres, à cause que je les voulais remettre toutes à lexamen, jétais assuré de ne pouvoir mieux que de suivre celles des mieux sensés. Et encore qu'il y en ait peut-être daussi bien sensés parmi les Perses ou les Chinois que parmi nous, il me semblait que le plus utile était de me régler selon ceux avec lesquels j'aurais à vivre; et que, pour savoir quelles étaient véritablement leurs opinions, je devais plutôt prendre garde à ce quils pratiquaient quà ce quils disaient, non seulement à cause quen la corruption de nos murs il y a peu de gens qui veuillent dire tout ce quils croient, mais aussi à cause que plusieurs lignorent eux-mêmes ; car laction de la pensée par laquelle on croit une chose étant différente de celle par laquelle on connaît quon la croit, elles sont souvent lune sans lautre. Et, entre plusieurs opinions également reçues, je ne choisissais que les plus modérées, tant à cause que ce sont toujours les plus commodes pour la pratique, et vraisemblablement les meilleures, tous excès ayant coutume dêtre mauvais, comme aussi [148] afin de me détourner moins du vrai chemin, en cas que je faillisse, que si, ayant choisi lun des extrêmes, ceût été lautre quil eût fallu suivre. Et particulièrement je mettais entre les excès toutes les promesses par lesquelles on retranche quelque chose de sa liberté ; non que je désapprouvasse les lois, qui, pour remédier à linconstance des esprits faibles, permettent, lorsquon a quelque bon dessein, ou même, pour la sûreté du commerce, quelque dessein qui nest quindifférent, quon fasse des vux ou des contrats qui obligent à y persévérer mais à cause que je ne voyais au monde aucune chose qui demeurât toujours en même état, et que, pour mon particulier, je me promettais de perfectionner de plus en plus mes jugements, et non point de les rendre pires, jeusse pensé commettre une grande faute contre le bon sens, si, pour ce que japprouvais alors quelque chose, je me fusse obligé de la prendre pour bonne encore après, lorsquelle aurait peut-être cessé de lêtre, ou que jaurais cessé de lestimer telle.
Ma seconde maxime était dêtre le plus ferme et le plus résolu en mes actions que je pourrais, et de ne suivre pas moins constamment les opinions les plus douteuses lorsque je my serais une fois déterminé, que si elles eussent été très assurées : imitant en ceci les voyageurs, qui, se trouvant égarés en quelque forêt, ne doivent pas errer en [149] tournoyant tantôt dun côté tantôt dun autre, ni encore moins sarrêter en une place, mais marcher toujours le plus droit quils peuvent vers un même côté, et ne le changer point pour de faibles raisons, encore que ce nait peut-être été au commencement que le hasard seul qui les ait déterminés à le choisir ; car, par ce moyen, sils ne vont justement où ils désirent, ils arriveront au moins à la fin quelque part où vraisemblablement ils seront mieux que dans le milieu dune forêt. Et ainsi les actions de la vie ne souffrant souvent aucun délai, cest une vérité très certaine que, lorsquil nest pas en notre pouvoir de discerner les plus vraies opinions, nous devons suivre les plus probables ; et même quencore que nous ne remarquions point davantage de probabilité aux unes quaux autres, nous devons néanmoins nous déterminer à quelques unes, et les considérer après, non plus comme douteuses en tant quelles se rapportent à la pratique, mais comme très vraies et très certaines, à cause que la raison qui nous y a fait déterminer se trouve telle. Et ceci fut capable dès lors de me délivrer de tous les repentirs et les remords qui ont coutume dagiter les consciences de ces esprits faibles et chancelants qui se laissent aller inconstamment à pratiquer comme bonnes les choses quils jugent après être mauvaises.
Ma troisième maxime était de tâcher toujours [150] plutôt à me vaincre que la fortune, et à changer mes désirs que lordre du monde, et généralement de maccoutumer à croire quil ny a rien qui soit entièrement en notre pouvoir que nos pensées, en sorte quaprès que nous avons fait notre mieux touchant les choses qui nous sont extérieures, tout ce qui manque de nous réussir est au regard de nous absolument impossible. Et ceci seul me semblait être suffisant pour mempêcher de rien désirer à l'avenir que je nacquisse, et ainsi pour me rendre content ; car notre volonté ne se portant naturellement à désirer que les choses que notre entendement lui représente en quelque façon comme possibles, il est certain que si nous considérons tous les biens qui sont hors de nous comme également éloignés de notre pouvoir, nous naurons pas plus de regret de manquer de ceux qui semblent être dus à notre naissance, lorsque nous en serons privés sans notre faute, que nous avons de ne posséder pas les royaumes de la Chine ou de Mexique ; et que faisant, comme on dit, de nécessité vertu, nous ne désirerons pas davantage d'être sains étant malades, ou dêtre libres étant en prison, que nous faisons maintenant davoir des corps dune matière aussi peu corruptible que les diamants, ou des ailes pour voler comme les oiseaux. Mais javoue quil est besoin dun long exercice, et dune méditation souvent réitérée, pour [151] saccoutumer à regarder de ce biais toutes les choses ; et je crois que cest principalement en ceci que consistait le secret de ces philosophes qui ont pu autrefois se soustraire de lempire de la fortune, et, malgré les douleurs et la pauvreté, disputer de la félicité avec leurs dieux. Car, soccupant sans cesse à considérer les bornes qui leur étaient prescrites par la nature, ils se persuadaient si parfaitement que rien nétait en leur pouvoir que leurs pensées, que cela seul était suffisant pour les empêcher davoir aucune affection pour d'autres choses ; et ils disposaient delles si absolument quils avoient en cela quelque raison de sestimer plus riches et plus puissants et plus libres et plus heureux quaucun des autres hommes, qui, nayant point cette philosophie, tant favorisés de la nature et de la fortune quils puissent être, ne disposent jamais ainsi de tout ce quils veulent.
Enfin, pour conclusion de cette morale, je mavisai de faire une revue sur les diverses occupations quont les hommes en cette vie, pour tâcher à faire choix de la meilleure ; et, sans que je veuille rien dire de celles des autres, je pensai que je ne pouvais mieux que de continuer en celle-là même où je me trouvais, c'est-à-dire que demployer toute ma vie à cultiver ma raison, et mavancer autant que je pourrais en la connaissance de la vérité, suivant la méthode que je métais prescrite. [152] Javais éprouvé de si extrêmes contentements depuis que javais commencé à me servir de cette méthode, que je ne croyais pas quon en pût recevoir de plus doux ni de plus innocents en cette vie ; et découvrant tous les jours par son moyen quelques vérités qui me semblaient assez importantes et communément ignorées des autres hommes, la satisfaction que jen avais remplissait tellement mon esprit que tout le reste ne me touchait point. Outre que les trois maximes précédentes nétaient fondées que sur le dessein que javais de continuer à minstruire : car Dieu nous ayant donné à chacun quelque lumière pour discerner le vrai d'avec le faux, je neusse pas cru me devoir contenter des opinions dautrui un seul moment, si je ne me fusse proposé demployer mon propre jugement à les examiner lorsquil serait temps ; et je neusse su mexempter de scrupule en les suivant, si je neusse espéré de ne perdre pour cela aucune occasion den trouver de meilleures en cas quil y en eût ; et enfin, je neusse su borner mes désirs ni être content, si je neusse suivi un chemin par lequel, pensant être assuré de lacquisition de toutes les connaissances dont je serais capable, je le pensais être par même moyen de celle de tous les vrais biens qui seraient jamais en mon pouvoir ; d'autant que, notre volonté ne se portant à suivre ni à fuir aucune chose que selon que notre entendement [153] la lui représente bonne ou mauvaise, il suffit de bien juger pour bien faire, et de juger le mieux quon puisse pour faire aussi tout son mieux, c'est-à-dire pour acquérir toutes les vertus, et ensemble tous les autres biens quon acquérir acquérir; et lorsquon est certain que cela est, on ne saurait manquer dêtre content.
Après mêtre ainsi assuré de ces maximes, et les avoir mises à part avec les vérités de la foi, qui ont toujours été les premières en ma créance, Je jugeai que pour tout le reste de mes opinions je pouvais librement entreprendre de men défaire. Et d'autant que jespérais en pouvoir mieux venir à bout en conversant avec les hommes quen demeurant plus longtemps renfermé dans le poêle où javais eu toutes ces pensées, lhiver nétait pas encore bien achevé que je me remis à voyager. Et en toutes les neuf années suivantes je ne fis autre chose que rouler çà et là dans le monde, tâchant dy être spectateur plutôt qu'acteur en toutes les comédies qui sy jouent ; et, faisant particulière ment réflexion en chaque matière sur ce qui la pouvait rendre suspecte et nous donner occasion de nous méprendre, je déracinais cependant de mon esprit toutes les erreurs qui sy étaient pu glisser auparavant. Non que jimitasse pour cela les sceptiques, qui ne doutent que pour douter, et affectent dêtre toujours irrésolus ; car, au contraire, tout [154] mon dessein ne tendait quà massurer, et à rejeter la terre mouvante et le sable pour trouver le roc ou largile. Ce qui me réussissait, ce me semble, assez bien, d'autant que, tâchant à découvrir la fausseté ou lincertitude des propositions que jexaminais, non par de faibles conjectures, mais par des raisonnements clairs et assurés, je nen rencontrais point de si douteuse que je nen tirasse toujours quelque conclusion assez certaine, quand ce neût été que cela même quelle ne contenait rien de certain. Et, comme, en abattant un vieux logis, on en réserve ordinairement les démolitions pour servir à en bâtir un nouveau, ainsi, en détruisant toutes celles de mes opinions que je jugeais être mal fondées, je faisais diverses observations et acquérais plusieurs expériences qui mont servi depuis à en établir de plus certaines. Et de plus je continuais à mexercer en la méthode que je métais prescrite ; car, outre que javais soin de conduire généralement toutes mes pensées selon les règles, je me réservais de temps en temps quelques heures, que jemployais particulièrement à la pratiquer en des difficultés de mathématique, ou même aussi en quelques autres que je pouvais rendre quasi semblables à celles des mathématiques, en les détachant de tous les principes des autres sciences que je ne trouvais pas assez fermes, comme vous verrez que jai fait en plusieurs qui sont expliquées en [155] ce volume [La Dioptrique, les Météores et la Géométrie parurent d'abord dans le même volume que ce discours.]. Et ainsi, sans vivre dautre façon en apparence que ceux qui, nayant aucun emploi quà passer une vie douce et innocente, sétudient séparer les plaisirs des vices, et qui, pour jouir de leur loisir sans sennuyer, usent de tous les divertissements qui sont honnêtes, je ne laissais pas de poursuivre en mon dessein, et de profiter en la connaissance de la vérité, peut- être plus que si je neusse fait que lire des livres ou fréquenter des gens de lettres.
Toutefois ces neuf ans sécoulèrent avant que jeusse encore pris aucun parti touchant les difficultés qui ont coutume dêtre disputées entre les doctes, ni commencé à chercher les fondements daucune philosophie plus certaine que la vulgaire. Et lexemple de plusieurs excellents esprits, qui en ayant eu ci-devant le dessein me semblaient ny avoir pas réussi, my faisait imaginer tant de difficulté, que je neusse peut-être pas encore sitôt osé lentreprendre, si je neusse vu que quelques uns faisaient déjà courre [sic] le bruit que jen étais venu à bout. Je ne saurais pas dire sur quoi ils fondaient cette opinion ; et si jy ai contribué quelque chose par mes discours, ce doit avoir été en confessant plus ingénument ce que jignorais, que nont coutume de faire ceux qui ont un peu étudié, et peut-être [156] aussi en faisant voir les raisons que javais de douter de beaucoup de choses que les autres estiment certaines, plutôt qu'en me vantant daucune doctrine. Mais ayant le cur assez bon pour ne vouloir point quon me prît pour autre que je nétais, je pensai quil fallait que je tachasse par tous moyens à me rendre digne de la réputation quon me donnait ; et il y a justement huit ans que ce désir me fit résoudre à méloigner de tous les lieux où je pouvais avoir des connaissances, et à me retirer ici, en un pays où la longue durée de la guerre a fait établir de tels ordres, que les armées quon y entretient ne semblent servir quà faire quon y jouisse des fruits de la paix avec d'autant plus de sûreté, et où, parmi la foule dun grand peuple fort actif, et plus soigneux de ses propres affaires que curieux de celles dautrui, sans manquer daucune des commodités qui sont dans les villes les plus fréquentées, jai pu vivre aussi solitaire et retiré que dans les déserts les plus écartés.
© Jean Strajnic - Version 1.2 - Nov. 1999 - dernière mise à jour Déc.1999 - Tous droits réservés.
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